D W Moffett : passages TV

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May December

Télévision : 19 novembre à 10:19-12:13 sur Canal +

film : comédie dramatique

Illustre actrice, Elizabeth Berry rend visite à Gracie, une quinquagénaire dont la romance pour le moins controversée avait fait la une des tabloïds deux décennies plus tôt. Choisie pour incarner cette dernière dans un film, Elizabeth souhaite s'imprégner du personnage avant de se glisser dans ce rôle complexe. Elle se rend donc à Savannah, dans l'Etat de Géorgie, pour faire connaissance avec cette femme jadis condamnée pour avoir entretenu une relation interdite avec Joe, à l'époque adolescent âgé de 14 ans. Arrivée sur place, Elizabeth découvre que Gracie et Joe vivent toujours ensemble... - Critique : La clé du titre n’est pas fournie avec le film, mais la connaître n’enlève rien au plaisir. L’écart entre mai et décembre est une manière imagée de désigner, aux États-Unis, un couple où la différence d’âge est flagrante. Gracie (Julianne Moore) avait largement dépassé la trentaine, et Joe (Charles Melton), seulement 13 ans, quand ils furent surpris, en pleine relation sexuelle, dans la réserve de l’animalerie où travaillait alors Gracie. Cet acte de prédation commis par une adulte sur un jeune adolescent, le film le fait apercevoir de loin, dans le rétroviseur, plus de deux décennies après. Gracie a purgé depuis longtemps sa peine de prison. Du point de vue de la justice et de la loi, l’affaire est donc soldée. La quinquagénaire et le trentenaire sont mariés, partagent une maison, que leurs deux derniers enfants (sur trois) s’apprêtent à quitter pour aller étudier en faculté. Demeure l’attitude du voisinage. Il y a cet opprobre insidieux, ces signes de haine qui parviennent toujours au couple sulfureux, de loin en loin, tels les colis anonymes renfermant des excréments. Inversement, d’autres habitants du quartier, pour témoigner leur soutien à une famille qu’ils estiment devenue respectable, commandent à Gracie, reconvertie dans la pâtisserie, bien davantage de gâteaux qu’ils n’en ont besoin… Le temps écoulé depuis le scandale a aussi déposé sa patine mélancolique sur la relation conjugale, manifestement dépassionnée par la routine. Outre le passage des années, l’autre prisme décisif est le regard d’une observatrice extérieure, qui débarque au moment où commence le film. Elizabeth (Natalie Portman), actrice relativement célèbre, a obtenu de rencontrer, plusieurs jours durant, la famille atypique, afin de jouer le rôle de Gracie (vingt ans plus tôt) dans une fiction en préparation. C’est elle, Elizabeth, que l’on suit, au fil de ses entrevues et de cette sorte d’enquête qu’elle mène. Son œil, sa médiation apportent subtilité, distance et même une certaine ironie : grâce à ce personnage, le sujet de May December n’est pas, frontalement, la relation transgressive de Gracie et Joe. Il s’agit plutôt d’une réflexion sur la manière de raconter, de restituer, voire de penser cette histoire et ses conséquences. Une mise en abyme à la fois habile et honnête, puisque le scénario s’inspire d’une affaire réelle — celle de Mary Kay Letourneau, dans les années 1990. Mais alors que le fait divers de référence s’ancrait dans le nord-ouest des États-Unis, le film se déroule, lui, dans la ville côtière de Savannah, dans le sud-est du pays. Avec ce lieu, tout un imaginaire afflue, dans une atmosphère suffocante à la Tennessee Williams. La végétation envahit les rues, les bêtes sauvages rôdent dans les bois alentour, la tragédie et l’érotisme couvent sous le vernis de la tranquillité provinciale. Todd Haynes explore magnifiquement le sous-texte animal, qu’il s’agisse de la chasse, à laquelle Gracie s’adonne en solitaire, ou de l’échoppe pleine de chiens, oiseaux et reptiles où furent surpris, jadis, les amants mal assortis. Le seul hobby de Joe consiste à faire éclore et prospérer, sous le toit conjugal, des larves de papillon monarque, dans la perspective de faire s’envoler, au sortir de la chrysalide, les insectes parvenus à maturité. Soit une limpide métaphore du départ auquel il aspire probablement, sans pouvoir le dire, ni peut-être même oser l’envisager. Le thème du “Messager” réarrangé Si l’esthétique de May December tient de l’écrin, c’est aussi grâce à un coup de maître en matière sonore : la musique de Michel Legrand composée en 1971 pour Le Messager, de Joseph Losey, ici réarrangée avec éclat comme du John Barry pop, devient la ponctuation omniprésente et entêtante de l’action. Ces quelques notes, au relief saisissant, parviennent à exprimer à la fois la révélation d’une vérité cachée, le destin en marche et on ne sait quel amusement fataliste venu d’un chœur antique. Du début à la fin, le cap est tenu avec une fermeté et une précision magistrales : enregistrer la relation en miroir, ambiguë et glissante, entre les deux héroïnes, le modèle et son double en devenir. Gracie est combative, lunatique, ombrageuse. Elle se définit comme foncièrement « naïve », est toujours plongée jusqu’au cou dans la réalité quotidienne, fût-elle pathétique. Elizabeth, en retrait, se repaît d’un tel naturel, qui lui est étranger. Elle note, analyse, rêve. Pure actrice, elle est portée, elle, à jouir d’une imitation de la vie, d’un simulacre qui est le cœur même de son travail — superbe composition sur un fil de Natalie Portman. Todd Haynes a la virtuosité et la hauteur de vue nécessaires pour embrasser les deux manières d’être au monde. Il nous fait aimer, malgré le crime passé, la spontanéité déconcertante de celle qui a vécu sans réfléchir. Et, bien sûr, le plaisir spécial, vampirique et voyeuriste de l’autre. Un plaisir qui est aussi, à bien des égards, celui des spectateurs. Julianne Moore, gardienne du templeTodd Haynes avait confié (à Télérama, en mai 2023) avoir trouvé inhabituellement « nerveuse », à la veille du tournage, sa muse historique, présente dans quatre de ses films, Julianne Moore. Il y a de quoi : la grande comédienne joue, dans May December, une partition infiniment complexe, une femme à la fois indéfendable et légalement réintégrée dans la société. À l’arrivée, le génie de l’interprétation ajoute encore de l’ambiguïté au personnage. Mais Julianne Moore est aussi la vivante marque de fabrique de Todd Haynes, presque une garante de son style. Dans Safe (1995), qui les a révélés tous les deux, elle glissait irrésistiblement vers les phobies et la folie. Et dans Loin du paradis (2002), amoureuse de son jardinier noir au milieu des années 1950, elle affrontait déjà la réprobation de toute une communauté.

Année : 2023

De : Todd Haynes

Avec : Andrea Frankle, Charles Melton, Cory Michael, Curda Piper, D W Moffett, Drew Scheid, Elizabeth Yu, Gabriel Chung, Julianne Moore, Kelvin Han, Lawrence Arancio, Natalie Portman

Avant-hier
 

May December

Télévision : 19 novembre à 10:17-12:11 sur Canal +

film : comédie dramatique

Illustre actrice, Elizabeth Berry rend visite à Gracie, une quinquagénaire dont la romance pour le moins controversée avait fait la une des tabloïds deux décennies plus tôt. Choisie pour incarner cette dernière dans un film, Elizabeth souhaite s'imprégner du personnage avant de se glisser dans ce rôle complexe. Elle se rend donc à Savannah, dans l'Etat de Géorgie, pour faire connaissance avec cette femme jadis condamnée pour avoir entretenu une relation interdite avec Joe, à l'époque adolescent âgé de 14 ans. Arrivée sur place, Elizabeth découvre que Gracie et Joe vivent toujours ensemble... - Critique : La clé du titre n’est pas fournie avec le film, mais la connaître n’enlève rien au plaisir. L’écart entre mai et décembre est une manière imagée de désigner, aux États-Unis, un couple où la différence d’âge est flagrante. Gracie (Julianne Moore) avait largement dépassé la trentaine, et Joe (Charles Melton), seulement 13 ans, quand ils furent surpris, en pleine relation sexuelle, dans la réserve de l’animalerie où travaillait alors Gracie. Cet acte de prédation commis par une adulte sur un jeune adolescent, le film le fait apercevoir de loin, dans le rétroviseur, plus de deux décennies après. Gracie a purgé depuis longtemps sa peine de prison. Du point de vue de la justice et de la loi, l’affaire est donc soldée. La quinquagénaire et le trentenaire sont mariés, partagent une maison, que leurs deux derniers enfants (sur trois) s’apprêtent à quitter pour aller étudier en faculté. Demeure l’attitude du voisinage. Il y a cet opprobre insidieux, ces signes de haine qui parviennent toujours au couple sulfureux, de loin en loin, tels les colis anonymes renfermant des excréments. Inversement, d’autres habitants du quartier, pour témoigner leur soutien à une famille qu’ils estiment devenue respectable, commandent à Gracie, reconvertie dans la pâtisserie, bien davantage de gâteaux qu’ils n’en ont besoin… Le temps écoulé depuis le scandale a aussi déposé sa patine mélancolique sur la relation conjugale, manifestement dépassionnée par la routine. Outre le passage des années, l’autre prisme décisif est le regard d’une observatrice extérieure, qui débarque au moment où commence le film. Elizabeth (Natalie Portman), actrice relativement célèbre, a obtenu de rencontrer, plusieurs jours durant, la famille atypique, afin de jouer le rôle de Gracie (vingt ans plus tôt) dans une fiction en préparation. C’est elle, Elizabeth, que l’on suit, au fil de ses entrevues et de cette sorte d’enquête qu’elle mène. Son œil, sa médiation apportent subtilité, distance et même une certaine ironie : grâce à ce personnage, le sujet de May December n’est pas, frontalement, la relation transgressive de Gracie et Joe. Il s’agit plutôt d’une réflexion sur la manière de raconter, de restituer, voire de penser cette histoire et ses conséquences. Une mise en abyme à la fois habile et honnête, puisque le scénario s’inspire d’une affaire réelle — celle de Mary Kay Letourneau, dans les années 1990. Mais alors que le fait divers de référence s’ancrait dans le nord-ouest des États-Unis, le film se déroule, lui, dans la ville côtière de Savannah, dans le sud-est du pays. Avec ce lieu, tout un imaginaire afflue, dans une atmosphère suffocante à la Tennessee Williams. La végétation envahit les rues, les bêtes sauvages rôdent dans les bois alentour, la tragédie et l’érotisme couvent sous le vernis de la tranquillité provinciale. Todd Haynes explore magnifiquement le sous-texte animal, qu’il s’agisse de la chasse, à laquelle Gracie s’adonne en solitaire, ou de l’échoppe pleine de chiens, oiseaux et reptiles où furent surpris, jadis, les amants mal assortis. Le seul hobby de Joe consiste à faire éclore et prospérer, sous le toit conjugal, des larves de papillon monarque, dans la perspective de faire s’envoler, au sortir de la chrysalide, les insectes parvenus à maturité. Soit une limpide métaphore du départ auquel il aspire probablement, sans pouvoir le dire, ni peut-être même oser l’envisager. Le thème du “Messager” réarrangé Si l’esthétique de May December tient de l’écrin, c’est aussi grâce à un coup de maître en matière sonore : la musique de Michel Legrand composée en 1971 pour Le Messager, de Joseph Losey, ici réarrangée avec éclat comme du John Barry pop, devient la ponctuation omniprésente et entêtante de l’action. Ces quelques notes, au relief saisissant, parviennent à exprimer à la fois la révélation d’une vérité cachée, le destin en marche et on ne sait quel amusement fataliste venu d’un chœur antique. Du début à la fin, le cap est tenu avec une fermeté et une précision magistrales : enregistrer la relation en miroir, ambiguë et glissante, entre les deux héroïnes, le modèle et son double en devenir. Gracie est combative, lunatique, ombrageuse. Elle se définit comme foncièrement « naïve », est toujours plongée jusqu’au cou dans la réalité quotidienne, fût-elle pathétique. Elizabeth, en retrait, se repaît d’un tel naturel, qui lui est étranger. Elle note, analyse, rêve. Pure actrice, elle est portée, elle, à jouir d’une imitation de la vie, d’un simulacre qui est le cœur même de son travail — superbe composition sur un fil de Natalie Portman. Todd Haynes a la virtuosité et la hauteur de vue nécessaires pour embrasser les deux manières d’être au monde. Il nous fait aimer, malgré le crime passé, la spontanéité déconcertante de celle qui a vécu sans réfléchir. Et, bien sûr, le plaisir spécial, vampirique et voyeuriste de l’autre. Un plaisir qui est aussi, à bien des égards, celui des spectateurs. Julianne Moore, gardienne du templeTodd Haynes avait confié (à Télérama, en mai 2023) avoir trouvé inhabituellement « nerveuse », à la veille du tournage, sa muse historique, présente dans quatre de ses films, Julianne Moore. Il y a de quoi : la grande comédienne joue, dans May December, une partition infiniment complexe, une femme à la fois indéfendable et légalement réintégrée dans la société. À l’arrivée, le génie de l’interprétation ajoute encore de l’ambiguïté au personnage. Mais Julianne Moore est aussi la vivante marque de fabrique de Todd Haynes, presque une garante de son style. Dans Safe (1995), qui les a révélés tous les deux, elle glissait irrésistiblement vers les phobies et la folie. Et dans Loin du paradis (2002), amoureuse de son jardinier noir au milieu des années 1950, elle affrontait déjà la réprobation de toute une communauté.

Année : 2023

De : Todd Haynes

Avec : Andrea Frankle, Charles Melton, Cory Michael, Curda Piper, D W Moffett, Drew Scheid, Elizabeth Yu, Gabriel Chung, Julianne Moore, Kelvin Han, Lawrence Arancio, Natalie Portman

Vendredi dernier
 

May December

Télévision : 15 novembre à 00:32-02:26 sur Canal +

film : comédie dramatique

Illustre actrice, Elizabeth Berry rend visite à Gracie, une quinquagénaire dont la romance pour le moins controversée avait fait la une des tabloïds deux décennies plus tôt. Choisie pour incarner cette dernière dans un film, Elizabeth souhaite s'imprégner du personnage avant de se glisser dans ce rôle complexe. Elle se rend donc à Savannah, dans l'Etat de Géorgie, pour faire connaissance avec cette femme jadis condamnée pour avoir entretenu une relation interdite avec Joe, à l'époque adolescent âgé de 14 ans. Arrivée sur place, Elizabeth découvre que Gracie et Joe vivent toujours ensemble... - Critique : La clé du titre n’est pas fournie avec le film, mais la connaître n’enlève rien au plaisir. L’écart entre mai et décembre est une manière imagée de désigner, aux États-Unis, un couple où la différence d’âge est flagrante. Gracie (Julianne Moore) avait largement dépassé la trentaine, et Joe (Charles Melton), seulement 13 ans, quand ils furent surpris, en pleine relation sexuelle, dans la réserve de l’animalerie où travaillait alors Gracie. Cet acte de prédation commis par une adulte sur un jeune adolescent, le film le fait apercevoir de loin, dans le rétroviseur, plus de deux décennies après. Gracie a purgé depuis longtemps sa peine de prison. Du point de vue de la justice et de la loi, l’affaire est donc soldée. La quinquagénaire et le trentenaire sont mariés, partagent une maison, que leurs deux derniers enfants (sur trois) s’apprêtent à quitter pour aller étudier en faculté. Demeure l’attitude du voisinage. Il y a cet opprobre insidieux, ces signes de haine qui parviennent toujours au couple sulfureux, de loin en loin, tels les colis anonymes renfermant des excréments. Inversement, d’autres habitants du quartier, pour témoigner leur soutien à une famille qu’ils estiment devenue respectable, commandent à Gracie, reconvertie dans la pâtisserie, bien davantage de gâteaux qu’ils n’en ont besoin… Le temps écoulé depuis le scandale a aussi déposé sa patine mélancolique sur la relation conjugale, manifestement dépassionnée par la routine. Outre le passage des années, l’autre prisme décisif est le regard d’une observatrice extérieure, qui débarque au moment où commence le film. Elizabeth (Natalie Portman), actrice relativement célèbre, a obtenu de rencontrer, plusieurs jours durant, la famille atypique, afin de jouer le rôle de Gracie (vingt ans plus tôt) dans une fiction en préparation. C’est elle, Elizabeth, que l’on suit, au fil de ses entrevues et de cette sorte d’enquête qu’elle mène. Son œil, sa médiation apportent subtilité, distance et même une certaine ironie : grâce à ce personnage, le sujet de May December n’est pas, frontalement, la relation transgressive de Gracie et Joe. Il s’agit plutôt d’une réflexion sur la manière de raconter, de restituer, voire de penser cette histoire et ses conséquences. Une mise en abyme à la fois habile et honnête, puisque le scénario s’inspire d’une affaire réelle — celle de Mary Kay Letourneau, dans les années 1990. Mais alors que le fait divers de référence s’ancrait dans le nord-ouest des États-Unis, le film se déroule, lui, dans la ville côtière de Savannah, dans le sud-est du pays. Avec ce lieu, tout un imaginaire afflue, dans une atmosphère suffocante à la Tennessee Williams. La végétation envahit les rues, les bêtes sauvages rôdent dans les bois alentour, la tragédie et l’érotisme couvent sous le vernis de la tranquillité provinciale. Todd Haynes explore magnifiquement le sous-texte animal, qu’il s’agisse de la chasse, à laquelle Gracie s’adonne en solitaire, ou de l’échoppe pleine de chiens, oiseaux et reptiles où furent surpris, jadis, les amants mal assortis. Le seul hobby de Joe consiste à faire éclore et prospérer, sous le toit conjugal, des larves de papillon monarque, dans la perspective de faire s’envoler, au sortir de la chrysalide, les insectes parvenus à maturité. Soit une limpide métaphore du départ auquel il aspire probablement, sans pouvoir le dire, ni peut-être même oser l’envisager. Le thème du “Messager” réarrangé Si l’esthétique de May December tient de l’écrin, c’est aussi grâce à un coup de maître en matière sonore : la musique de Michel Legrand composée en 1971 pour Le Messager, de Joseph Losey, ici réarrangée avec éclat comme du John Barry pop, devient la ponctuation omniprésente et entêtante de l’action. Ces quelques notes, au relief saisissant, parviennent à exprimer à la fois la révélation d’une vérité cachée, le destin en marche et on ne sait quel amusement fataliste venu d’un chœur antique. Du début à la fin, le cap est tenu avec une fermeté et une précision magistrales : enregistrer la relation en miroir, ambiguë et glissante, entre les deux héroïnes, le modèle et son double en devenir. Gracie est combative, lunatique, ombrageuse. Elle se définit comme foncièrement « naïve », est toujours plongée jusqu’au cou dans la réalité quotidienne, fût-elle pathétique. Elizabeth, en retrait, se repaît d’un tel naturel, qui lui est étranger. Elle note, analyse, rêve. Pure actrice, elle est portée, elle, à jouir d’une imitation de la vie, d’un simulacre qui est le cœur même de son travail — superbe composition sur un fil de Natalie Portman. Todd Haynes a la virtuosité et la hauteur de vue nécessaires pour embrasser les deux manières d’être au monde. Il nous fait aimer, malgré le crime passé, la spontanéité déconcertante de celle qui a vécu sans réfléchir. Et, bien sûr, le plaisir spécial, vampirique et voyeuriste de l’autre. Un plaisir qui est aussi, à bien des égards, celui des spectateurs. Julianne Moore, gardienne du templeTodd Haynes avait confié (à Télérama, en mai 2023) avoir trouvé inhabituellement « nerveuse », à la veille du tournage, sa muse historique, présente dans quatre de ses films, Julianne Moore. Il y a de quoi : la grande comédienne joue, dans May December, une partition infiniment complexe, une femme à la fois indéfendable et légalement réintégrée dans la société. À l’arrivée, le génie de l’interprétation ajoute encore de l’ambiguïté au personnage. Mais Julianne Moore est aussi la vivante marque de fabrique de Todd Haynes, presque une garante de son style. Dans Safe (1995), qui les a révélés tous les deux, elle glissait irrésistiblement vers les phobies et la folie. Et dans Loin du paradis (2002), amoureuse de son jardinier noir au milieu des années 1950, elle affrontait déjà la réprobation de toute une communauté.

Année : 2023

De : Todd Haynes

Avec : Andrea Frankle, Charles Melton, Cory Michael, Curda Piper, D W Moffett, Drew Scheid, Elizabeth Yu, Gabriel Chung, Julianne Moore, Kelvin Han, Lawrence Arancio, Natalie Portman

Vendredi dernier
 

May December

Télévision : 15 novembre à 00:29-02:23 sur Canal +

film : comédie dramatique

Illustre actrice, Elizabeth Berry rend visite à Gracie, une quinquagénaire dont la romance pour le moins controversée avait fait la une des tabloïds deux décennies plus tôt. Choisie pour incarner cette dernière dans un film, Elizabeth souhaite s'imprégner du personnage avant de se glisser dans ce rôle complexe. Elle se rend donc à Savannah, dans l'Etat de Géorgie, pour faire connaissance avec cette femme jadis condamnée pour avoir entretenu une relation interdite avec Joe, à l'époque adolescent âgé de 14 ans. Arrivée sur place, Elizabeth découvre que Gracie et Joe vivent toujours ensemble... - Critique : La clé du titre n’est pas fournie avec le film, mais la connaître n’enlève rien au plaisir. L’écart entre mai et décembre est une manière imagée de désigner, aux États-Unis, un couple où la différence d’âge est flagrante. Gracie (Julianne Moore) avait largement dépassé la trentaine, et Joe (Charles Melton), seulement 13 ans, quand ils furent surpris, en pleine relation sexuelle, dans la réserve de l’animalerie où travaillait alors Gracie. Cet acte de prédation commis par une adulte sur un jeune adolescent, le film le fait apercevoir de loin, dans le rétroviseur, plus de deux décennies après. Gracie a purgé depuis longtemps sa peine de prison. Du point de vue de la justice et de la loi, l’affaire est donc soldée. La quinquagénaire et le trentenaire sont mariés, partagent une maison, que leurs deux derniers enfants (sur trois) s’apprêtent à quitter pour aller étudier en faculté. Demeure l’attitude du voisinage. Il y a cet opprobre insidieux, ces signes de haine qui parviennent toujours au couple sulfureux, de loin en loin, tels les colis anonymes renfermant des excréments. Inversement, d’autres habitants du quartier, pour témoigner leur soutien à une famille qu’ils estiment devenue respectable, commandent à Gracie, reconvertie dans la pâtisserie, bien davantage de gâteaux qu’ils n’en ont besoin… Le temps écoulé depuis le scandale a aussi déposé sa patine mélancolique sur la relation conjugale, manifestement dépassionnée par la routine. Outre le passage des années, l’autre prisme décisif est le regard d’une observatrice extérieure, qui débarque au moment où commence le film. Elizabeth (Natalie Portman), actrice relativement célèbre, a obtenu de rencontrer, plusieurs jours durant, la famille atypique, afin de jouer le rôle de Gracie (vingt ans plus tôt) dans une fiction en préparation. C’est elle, Elizabeth, que l’on suit, au fil de ses entrevues et de cette sorte d’enquête qu’elle mène. Son œil, sa médiation apportent subtilité, distance et même une certaine ironie : grâce à ce personnage, le sujet de May December n’est pas, frontalement, la relation transgressive de Gracie et Joe. Il s’agit plutôt d’une réflexion sur la manière de raconter, de restituer, voire de penser cette histoire et ses conséquences. Une mise en abyme à la fois habile et honnête, puisque le scénario s’inspire d’une affaire réelle — celle de Mary Kay Letourneau, dans les années 1990. Mais alors que le fait divers de référence s’ancrait dans le nord-ouest des États-Unis, le film se déroule, lui, dans la ville côtière de Savannah, dans le sud-est du pays. Avec ce lieu, tout un imaginaire afflue, dans une atmosphère suffocante à la Tennessee Williams. La végétation envahit les rues, les bêtes sauvages rôdent dans les bois alentour, la tragédie et l’érotisme couvent sous le vernis de la tranquillité provinciale. Todd Haynes explore magnifiquement le sous-texte animal, qu’il s’agisse de la chasse, à laquelle Gracie s’adonne en solitaire, ou de l’échoppe pleine de chiens, oiseaux et reptiles où furent surpris, jadis, les amants mal assortis. Le seul hobby de Joe consiste à faire éclore et prospérer, sous le toit conjugal, des larves de papillon monarque, dans la perspective de faire s’envoler, au sortir de la chrysalide, les insectes parvenus à maturité. Soit une limpide métaphore du départ auquel il aspire probablement, sans pouvoir le dire, ni peut-être même oser l’envisager. Le thème du “Messager” réarrangé Si l’esthétique de May December tient de l’écrin, c’est aussi grâce à un coup de maître en matière sonore : la musique de Michel Legrand composée en 1971 pour Le Messager, de Joseph Losey, ici réarrangée avec éclat comme du John Barry pop, devient la ponctuation omniprésente et entêtante de l’action. Ces quelques notes, au relief saisissant, parviennent à exprimer à la fois la révélation d’une vérité cachée, le destin en marche et on ne sait quel amusement fataliste venu d’un chœur antique. Du début à la fin, le cap est tenu avec une fermeté et une précision magistrales : enregistrer la relation en miroir, ambiguë et glissante, entre les deux héroïnes, le modèle et son double en devenir. Gracie est combative, lunatique, ombrageuse. Elle se définit comme foncièrement « naïve », est toujours plongée jusqu’au cou dans la réalité quotidienne, fût-elle pathétique. Elizabeth, en retrait, se repaît d’un tel naturel, qui lui est étranger. Elle note, analyse, rêve. Pure actrice, elle est portée, elle, à jouir d’une imitation de la vie, d’un simulacre qui est le cœur même de son travail — superbe composition sur un fil de Natalie Portman. Todd Haynes a la virtuosité et la hauteur de vue nécessaires pour embrasser les deux manières d’être au monde. Il nous fait aimer, malgré le crime passé, la spontanéité déconcertante de celle qui a vécu sans réfléchir. Et, bien sûr, le plaisir spécial, vampirique et voyeuriste de l’autre. Un plaisir qui est aussi, à bien des égards, celui des spectateurs. Julianne Moore, gardienne du templeTodd Haynes avait confié (à Télérama, en mai 2023) avoir trouvé inhabituellement « nerveuse », à la veille du tournage, sa muse historique, présente dans quatre de ses films, Julianne Moore. Il y a de quoi : la grande comédienne joue, dans May December, une partition infiniment complexe, une femme à la fois indéfendable et légalement réintégrée dans la société. À l’arrivée, le génie de l’interprétation ajoute encore de l’ambiguïté au personnage. Mais Julianne Moore est aussi la vivante marque de fabrique de Todd Haynes, presque une garante de son style. Dans Safe (1995), qui les a révélés tous les deux, elle glissait irrésistiblement vers les phobies et la folie. Et dans Loin du paradis (2002), amoureuse de son jardinier noir au milieu des années 1950, elle affrontait déjà la réprobation de toute une communauté.

Année : 2023

De : Todd Haynes

Avec : Andrea Frankle, Charles Melton, Cory Michael, Curda Piper, D W Moffett, Drew Scheid, Elizabeth Yu, Gabriel Chung, Julianne Moore, Kelvin Han, Lawrence Arancio, Natalie Portman

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Télévision : 8 novembre à 17:20-19:15 sur Canal +

film : comédie dramatique

Illustre actrice, Elizabeth Berry rend visite à Gracie, une quinquagénaire dont la romance pour le moins controversée avait fait la une des tabloïds deux décennies plus tôt. Choisie pour incarner cette dernière dans un film, Elizabeth souhaite s'imprégner du personnage avant de se glisser dans ce rôle complexe. Elle se rend donc à Savannah, dans l'Etat de Géorgie, pour faire connaissance avec cette femme jadis condamnée pour avoir entretenu une relation interdite avec Joe, à l'époque adolescent âgé de 14 ans. Arrivée sur place, Elizabeth découvre que Gracie et Joe vivent toujours ensemble... - Critique : La clé du titre n’est pas fournie avec le film, mais la connaître n’enlève rien au plaisir. L’écart entre mai et décembre est une manière imagée de désigner, aux États-Unis, un couple où la différence d’âge est flagrante. Gracie (Julianne Moore) avait largement dépassé la trentaine, et Joe (Charles Melton), seulement 13 ans, quand ils furent surpris, en pleine relation sexuelle, dans la réserve de l’animalerie où travaillait alors Gracie. Cet acte de prédation commis par une adulte sur un jeune adolescent, le film le fait apercevoir de loin, dans le rétroviseur, plus de deux décennies après. Gracie a purgé depuis longtemps sa peine de prison. Du point de vue de la justice et de la loi, l’affaire est donc soldée. La quinquagénaire et le trentenaire sont mariés, partagent une maison, que leurs deux derniers enfants (sur trois) s’apprêtent à quitter pour aller étudier en faculté. Demeure l’attitude du voisinage. Il y a cet opprobre insidieux, ces signes de haine qui parviennent toujours au couple sulfureux, de loin en loin, tels les colis anonymes renfermant des excréments. Inversement, d’autres habitants du quartier, pour témoigner leur soutien à une famille qu’ils estiment devenue respectable, commandent à Gracie, reconvertie dans la pâtisserie, bien davantage de gâteaux qu’ils n’en ont besoin… Le temps écoulé depuis le scandale a aussi déposé sa patine mélancolique sur la relation conjugale, manifestement dépassionnée par la routine. Outre le passage des années, l’autre prisme décisif est le regard d’une observatrice extérieure, qui débarque au moment où commence le film. Elizabeth (Natalie Portman), actrice relativement célèbre, a obtenu de rencontrer, plusieurs jours durant, la famille atypique, afin de jouer le rôle de Gracie (vingt ans plus tôt) dans une fiction en préparation. C’est elle, Elizabeth, que l’on suit, au fil de ses entrevues et de cette sorte d’enquête qu’elle mène. Son œil, sa médiation apportent subtilité, distance et même une certaine ironie : grâce à ce personnage, le sujet de May December n’est pas, frontalement, la relation transgressive de Gracie et Joe. Il s’agit plutôt d’une réflexion sur la manière de raconter, de restituer, voire de penser cette histoire et ses conséquences. Une mise en abyme à la fois habile et honnête, puisque le scénario s’inspire d’une affaire réelle — celle de Mary Kay Letourneau, dans les années 1990. Mais alors que le fait divers de référence s’ancrait dans le nord-ouest des États-Unis, le film se déroule, lui, dans la ville côtière de Savannah, dans le sud-est du pays. Avec ce lieu, tout un imaginaire afflue, dans une atmosphère suffocante à la Tennessee Williams. La végétation envahit les rues, les bêtes sauvages rôdent dans les bois alentour, la tragédie et l’érotisme couvent sous le vernis de la tranquillité provinciale. Todd Haynes explore magnifiquement le sous-texte animal, qu’il s’agisse de la chasse, à laquelle Gracie s’adonne en solitaire, ou de l’échoppe pleine de chiens, oiseaux et reptiles où furent surpris, jadis, les amants mal assortis. Le seul hobby de Joe consiste à faire éclore et prospérer, sous le toit conjugal, des larves de papillon monarque, dans la perspective de faire s’envoler, au sortir de la chrysalide, les insectes parvenus à maturité. Soit une limpide métaphore du départ auquel il aspire probablement, sans pouvoir le dire, ni peut-être même oser l’envisager. Le thème du “Messager” réarrangé Si l’esthétique de May December tient de l’écrin, c’est aussi grâce à un coup de maître en matière sonore : la musique de Michel Legrand composée en 1971 pour Le Messager, de Joseph Losey, ici réarrangée avec éclat comme du John Barry pop, devient la ponctuation omniprésente et entêtante de l’action. Ces quelques notes, au relief saisissant, parviennent à exprimer à la fois la révélation d’une vérité cachée, le destin en marche et on ne sait quel amusement fataliste venu d’un chœur antique. Du début à la fin, le cap est tenu avec une fermeté et une précision magistrales : enregistrer la relation en miroir, ambiguë et glissante, entre les deux héroïnes, le modèle et son double en devenir. Gracie est combative, lunatique, ombrageuse. Elle se définit comme foncièrement « naïve », est toujours plongée jusqu’au cou dans la réalité quotidienne, fût-elle pathétique. Elizabeth, en retrait, se repaît d’un tel naturel, qui lui est étranger. Elle note, analyse, rêve. Pure actrice, elle est portée, elle, à jouir d’une imitation de la vie, d’un simulacre qui est le cœur même de son travail — superbe composition sur un fil de Natalie Portman. Todd Haynes a la virtuosité et la hauteur de vue nécessaires pour embrasser les deux manières d’être au monde. Il nous fait aimer, malgré le crime passé, la spontanéité déconcertante de celle qui a vécu sans réfléchir. Et, bien sûr, le plaisir spécial, vampirique et voyeuriste de l’autre. Un plaisir qui est aussi, à bien des égards, celui des spectateurs. Julianne Moore, gardienne du templeTodd Haynes avait confié (à Télérama, en mai 2023) avoir trouvé inhabituellement « nerveuse », à la veille du tournage, sa muse historique, présente dans quatre de ses films, Julianne Moore. Il y a de quoi : la grande comédienne joue, dans May December, une partition infiniment complexe, une femme à la fois indéfendable et légalement réintégrée dans la société. À l’arrivée, le génie de l’interprétation ajoute encore de l’ambiguïté au personnage. Mais Julianne Moore est aussi la vivante marque de fabrique de Todd Haynes, presque une garante de son style. Dans Safe (1995), qui les a révélés tous les deux, elle glissait irrésistiblement vers les phobies et la folie. Et dans Loin du paradis (2002), amoureuse de son jardinier noir au milieu des années 1950, elle affrontait déjà la réprobation de toute une communauté.

Année : 2023

De : Todd Haynes

Avec : Andrea Frankle, Charles Melton, Cory Michael, Curda Piper, D W Moffett, Drew Scheid, Elizabeth Yu, Gabriel Chung, Julianne Moore, Kelvin Han, Lawrence Arancio, Natalie Portman

Récemment en novembre
 

May December

Télévision : 8 novembre à 17:18-19:13 sur Canal +

film : comédie dramatique

Illustre actrice, Elizabeth Berry rend visite à Gracie, une quinquagénaire dont la romance pour le moins controversée avait fait la une des tabloïds deux décennies plus tôt. Choisie pour incarner cette dernière dans un film, Elizabeth souhaite s'imprégner du personnage avant de se glisser dans ce rôle complexe. Elle se rend donc à Savannah, dans l'Etat de Géorgie, pour faire connaissance avec cette femme jadis condamnée pour avoir entretenu une relation interdite avec Joe, à l'époque adolescent âgé de 14 ans. Arrivée sur place, Elizabeth découvre que Gracie et Joe vivent toujours ensemble... - Critique : La clé du titre n’est pas fournie avec le film, mais la connaître n’enlève rien au plaisir. L’écart entre mai et décembre est une manière imagée de désigner, aux États-Unis, un couple où la différence d’âge est flagrante. Gracie (Julianne Moore) avait largement dépassé la trentaine, et Joe (Charles Melton), seulement 13 ans, quand ils furent surpris, en pleine relation sexuelle, dans la réserve de l’animalerie où travaillait alors Gracie. Cet acte de prédation commis par une adulte sur un jeune adolescent, le film le fait apercevoir de loin, dans le rétroviseur, plus de deux décennies après. Gracie a purgé depuis longtemps sa peine de prison. Du point de vue de la justice et de la loi, l’affaire est donc soldée. La quinquagénaire et le trentenaire sont mariés, partagent une maison, que leurs deux derniers enfants (sur trois) s’apprêtent à quitter pour aller étudier en faculté. Demeure l’attitude du voisinage. Il y a cet opprobre insidieux, ces signes de haine qui parviennent toujours au couple sulfureux, de loin en loin, tels les colis anonymes renfermant des excréments. Inversement, d’autres habitants du quartier, pour témoigner leur soutien à une famille qu’ils estiment devenue respectable, commandent à Gracie, reconvertie dans la pâtisserie, bien davantage de gâteaux qu’ils n’en ont besoin… Le temps écoulé depuis le scandale a aussi déposé sa patine mélancolique sur la relation conjugale, manifestement dépassionnée par la routine. Outre le passage des années, l’autre prisme décisif est le regard d’une observatrice extérieure, qui débarque au moment où commence le film. Elizabeth (Natalie Portman), actrice relativement célèbre, a obtenu de rencontrer, plusieurs jours durant, la famille atypique, afin de jouer le rôle de Gracie (vingt ans plus tôt) dans une fiction en préparation. C’est elle, Elizabeth, que l’on suit, au fil de ses entrevues et de cette sorte d’enquête qu’elle mène. Son œil, sa médiation apportent subtilité, distance et même une certaine ironie : grâce à ce personnage, le sujet de May December n’est pas, frontalement, la relation transgressive de Gracie et Joe. Il s’agit plutôt d’une réflexion sur la manière de raconter, de restituer, voire de penser cette histoire et ses conséquences. Une mise en abyme à la fois habile et honnête, puisque le scénario s’inspire d’une affaire réelle — celle de Mary Kay Letourneau, dans les années 1990. Mais alors que le fait divers de référence s’ancrait dans le nord-ouest des États-Unis, le film se déroule, lui, dans la ville côtière de Savannah, dans le sud-est du pays. Avec ce lieu, tout un imaginaire afflue, dans une atmosphère suffocante à la Tennessee Williams. La végétation envahit les rues, les bêtes sauvages rôdent dans les bois alentour, la tragédie et l’érotisme couvent sous le vernis de la tranquillité provinciale. Todd Haynes explore magnifiquement le sous-texte animal, qu’il s’agisse de la chasse, à laquelle Gracie s’adonne en solitaire, ou de l’échoppe pleine de chiens, oiseaux et reptiles où furent surpris, jadis, les amants mal assortis. Le seul hobby de Joe consiste à faire éclore et prospérer, sous le toit conjugal, des larves de papillon monarque, dans la perspective de faire s’envoler, au sortir de la chrysalide, les insectes parvenus à maturité. Soit une limpide métaphore du départ auquel il aspire probablement, sans pouvoir le dire, ni peut-être même oser l’envisager. Le thème du “Messager” réarrangé Si l’esthétique de May December tient de l’écrin, c’est aussi grâce à un coup de maître en matière sonore : la musique de Michel Legrand composée en 1971 pour Le Messager, de Joseph Losey, ici réarrangée avec éclat comme du John Barry pop, devient la ponctuation omniprésente et entêtante de l’action. Ces quelques notes, au relief saisissant, parviennent à exprimer à la fois la révélation d’une vérité cachée, le destin en marche et on ne sait quel amusement fataliste venu d’un chœur antique. Du début à la fin, le cap est tenu avec une fermeté et une précision magistrales : enregistrer la relation en miroir, ambiguë et glissante, entre les deux héroïnes, le modèle et son double en devenir. Gracie est combative, lunatique, ombrageuse. Elle se définit comme foncièrement « naïve », est toujours plongée jusqu’au cou dans la réalité quotidienne, fût-elle pathétique. Elizabeth, en retrait, se repaît d’un tel naturel, qui lui est étranger. Elle note, analyse, rêve. Pure actrice, elle est portée, elle, à jouir d’une imitation de la vie, d’un simulacre qui est le cœur même de son travail — superbe composition sur un fil de Natalie Portman. Todd Haynes a la virtuosité et la hauteur de vue nécessaires pour embrasser les deux manières d’être au monde. Il nous fait aimer, malgré le crime passé, la spontanéité déconcertante de celle qui a vécu sans réfléchir. Et, bien sûr, le plaisir spécial, vampirique et voyeuriste de l’autre. Un plaisir qui est aussi, à bien des égards, celui des spectateurs. Julianne Moore, gardienne du templeTodd Haynes avait confié (à Télérama, en mai 2023) avoir trouvé inhabituellement « nerveuse », à la veille du tournage, sa muse historique, présente dans quatre de ses films, Julianne Moore. Il y a de quoi : la grande comédienne joue, dans May December, une partition infiniment complexe, une femme à la fois indéfendable et légalement réintégrée dans la société. À l’arrivée, le génie de l’interprétation ajoute encore de l’ambiguïté au personnage. Mais Julianne Moore est aussi la vivante marque de fabrique de Todd Haynes, presque une garante de son style. Dans Safe (1995), qui les a révélés tous les deux, elle glissait irrésistiblement vers les phobies et la folie. Et dans Loin du paradis (2002), amoureuse de son jardinier noir au milieu des années 1950, elle affrontait déjà la réprobation de toute une communauté.

Année : 2023

De : Todd Haynes

Avec : Andrea Frankle, Charles Melton, Cory Michael, Curda Piper, D W Moffett, Drew Scheid, Elizabeth Yu, Gabriel Chung, Julianne Moore, Kelvin Han, Lawrence Arancio, Natalie Portman