Allan Corduner : passages TV

Créez gratuitement votre compte Evernext pour être averti de toutes les actualités de Allan Corduner.

Créer mon compte

Récemment en décembre
 

Tár

Télévision : 20 décembre à 21:05-23:40 sur France 5

film : drame

Première femme nommée cheffe à la tête de l'Orchestre philharmonique de Berlin, Lydia Tár semble réussir tout ce qu'elle entreprend. En pleine préparation de l'enregistrement d'un nouveau concerto prestigieux, elle s'emploie également à faire la promotion de son autobiographie, dont la publication approche. Au sommet de la gloire et quasiment intouchable, Lydia va se retrouver accusée de favoritisme et d'abus de pouvoir. A la suite de ces révélations, elle voit sa brillante réputation voler en éclats et perd peu à peu tous ses soutiens. Une chute brutale s'amorce... - Critique : Le scénario de Tár, lisible en anglais sur Internet (une œuvre obsédante pousse à ce genre de curiosité), s’ouvre par un avertissement de l’auteur à ses producteurs : « Sur la base de la pagination, on peut raisonnablement estimer la durée totale du film à bien moins de deux heures. Cependant, ce ne sera pas un film raisonnable. » À l’arrivée, le troisième long métrage de l’Américain Todd Field fait 2 heures 38 sans qu’on lui en tienne rigueur — c’est toujours moins long qu’Avatar — et tient sa plus belle promesse : se montrer déraisonnable. Tár impressionne d’abord par sa maîtrise formelle, synonyme ici de contrôle, au point de sembler fabriqué du même béton froid que le loft berlinois de l’héroïne. Mais c’est pour mieux se fissurer, puis basculer imperceptiblement dans l’étrangeté et, même, le surnaturel. C’est le récit d’une chute, celle de Lydia Tár (extraordinaire Cate Blanchett), cheffe d’orchestre d’un ensemble symphonique allemand. Le début la saisit au sommet de la gloire, dans un montage alterné virtuose d’une master class, où un (vrai) journaliste du New Yorker déroule son CV d’exception, et des préparatifs d’une photo destinée à illustrer la pochette de son prochain album chez Deutsche Grammophon, un enregistrement public de la 5ᵉ Symphonie de Mahler. Le couronnement de sa carrière. Les scènes captivent par leur durée, les dialogues étourdissent, le recours au jargon musical — « Très punkt kontrapunkt » ! — risque à chaque instant la pédanterie, mais crée un effet de réel rare, tant, ailleurs, le cinéma regarde souvent le travail de loin, en arrière-plan flou. Minutieusement, Todd Field dessine l’univers sur lequel règne sa talentueuse diva. L’épouse, Sharon (Nina Hoss), premier violon, qui ferme les yeux sur les infidélités. L’assistante effacée, Francesca (Noémie Merlant), contrainte de servir le thé en attendant de tenir la baguette à son tour. Le rival qui mendie des conseils, le vieux mentor qui prodigue les siens, l’orchestre obéissant au doigt et à l’œil, la fan éperdue tentant le flirt… Admiration et servilité à tous les étages. Et puis la dégringolade, donc. Lydia, accusée de harcèlement sexuel après le suicide d’une ancienne protégée, voit tout le monde lui tourner le dos. Au sein de l’orchestre, en trois, quatre plans, son sort est plié. Comme sa protagoniste, Todd Field a l’art du tempo, des ruptures. De duper son public, aussi. Dans Little Children, en 2006, il filmait Kate Winslet en Bovary de banlieue résidentielle, mais un personnage secondaire, un pédocriminel à sale gueule, dérangeait durablement, tant le voisinage que le spectateur. Disparu des radars depuis seize ans, le cinéaste resurgit pour signer le grand film contemporain sur la cancel culture (« culture de l’annulation ou culture de la dénonciation ») — du moins en apparence. Une scène mémorable oppose ainsi Lydia à un étudiant, noir et queer, de la Juilliard School, un conservatoire américain prestigieux, au motif qu’il refuse de s’intéresser à ce vieux misogyne blanc de Bach. « Malheureusement, les architectes de votre cerveau semblent être les réseaux sociaux », l’achève la cheffe. Tár, une charge anti-woke ? C’est un leurre. Tout comme le fait qu’une femme incarne la prédation, contre toute logique statistique, ne constitue pas, en l’espèce, une attaque anti-féministe. On peut choisir, par exemple, d’y lire un questionnement un peu daté : le deuxième sexe doit-il embrasser les codes des hommes de pouvoir, y compris la violence, pour figurer enfin sur la photo ? Obsédée par son désir de reproduire à l’identique une pochette du chef Claudio Abbado, l’héroïne adopte les mêmes vêtements, travaille la même pose, avec une application maniaque. « Je suis le père de Petra », se présente-t-elle plus tard, en allemand, à une gamine harcelant la sienne à l’école, avant de la menacer : « Je te punirai. » Écrit pour Cate Blanchett, dont on se souvient qu’elle fut Bob Dylan chez un autre Todd (Haynes) dans I’m Not There (2007), le rôle profite de la prestance hiératique de l’Australienne à voix grave, étrangère aux minauderies communes. Cependant la variation sur le genre n’est qu’une clé parmi cent autres. Car s’il évite, grâce à Lydia, la banalité du mâle dominant, largement explorée ailleurs depuis le mouvement #MeToo, le réalisateur contourne surtout le piège du film à message pour ouvrir des abymes et dérégler la réalité. En effet, Todd Field — qui jouait, tiens donc, le pianiste de jazz dans Eyes Wide Shut (1999), de Stanley Kubrick — réussit une odyssée mentale, passionnante car indécidable, dans laquelle d’impossibles bizarreries s’accumulent jusqu’à faire douter de ce que vit Lydia. Tourmenté par la culpabilité, la terreur d’une artiste qui craint de tout perdre, de mourir peut-être, Tár l’est également par une présence fantastique. Qui lance l’infernal tic-tac du métronome en pleine nuit ? Quelle femme hurle dans le parc lorsque la musicienne fait son jogging ? A-t-on vraiment entraperçu une silhouette rousse, là, derrière le piano ? Mieux qu’un énième drame sociétal, un film de fantômes mis en scène par un revenant… Nous voilà hantés pour de bon. Blanchett et les sept mainsOn pourrait consacrer un visionnage de Tár à l’observation exclusive des mains de Cate Blanchett. La manière dont elle s’agrippe discrètement au bras d’un fauteuil pour arrêter un léger tremblement, au début d’une master class. Son art d’appuyer chacun de ses propos de gestes étonnants, de caresser une partition, de chasser des poussières imaginaires de sa veste sur mesure. C’est sa main qu’embrasse une jeune violoncelliste reconnaissante, comme à un prêtre ou un parrain de la mafia. Sa main qui se transforme en flingue, onomatopées à l’appui, pour recadrer ses musiciens sur une mesure de la 5ᵉ Symphonie de Mahler. Récompensée à la Mostra de Venise, aux Golden Globes et sans doute bientôt aux Oscars, son interprétation tient à la fois du travail (manuel) et du miracle. Si Maradona était « la Main de Dieu », alors Blanchett lui vole le titre.

Année : 2022

Avec : Adam Gopnik, Allan Corduner, Cate Blanchett, Julian Glover, Marie-Lou Sellem, Mark Strong, Mila Bogojevic, Nina Hoss, Noémie Merlant, Sophie Kauer, Sydney Lemmon, Zethphan D Smith-Gneist