Télévision : 4 octobre 2017 à 20:55-23:00 sur Arte
film : drame
Palme d'or 2012, ce film de Michael Haneke raconte les derniers mois d'un couple d'octogénaires (Jean-Louis Trintignant et Emmanuelle Riva, impressionnants), dévasté par la maladie. Avis partagés : une traversée bouleversante ou dénuée de compassion ? - Critique :
POUR
Ils sont deux spectateurs, visiblement heureux de l'être, assis dans leurs fauteuils rouges, lovés dans la pénombre. C'est l'une des premières scènes, et elle est sidérante par son effet miroir : le couple assiste à un concert, mais il pourrait aussi bien se trouver dans une salle de cinéma. Eux, c'est donc nous. Et ça ferait presque peur de s'identifier ainsi à des personnages de Michael Haneke, le père fouettard des écrans, le rigoriste qui débusque chez tout le monde la barbarie, la monstruosité...
Or ce film marque une révolution dans son oeuvre. Le titre n'a rien d'une antiphrase diabolique. Amour parle d'amour. Anne et Georges ont passé plusieurs décennies ensemble. Ils sont octogénaires. Soudain, la série d'accidents vasculaires dont Anne est victime les prive à jamais de ce qui faisait la saveur de leur vie à deux. Mais ne les prive pas de leur vie à deux. Pas encore. Le film montre comment le dépérissement (physique et psychique) et la perspective de la mort resserrent le lien et renforcent l'autarcie. Comment un couple redevient, dans l'épreuve finale, une cellule fusionnelle, excluant les autres, même les proches supposés ou légitimes.
Pour dire cette alliance ultime et bouleversante contre le monde entier, Michael Haneke quadrille un espace intérieur. Tout se déroule dans le vieil appartement haussmannien d'Anne et Georges, rempli de vieux livres, vieux meubles, vieux rideaux, et où le matériel médical devenu nécessaire s'intègre si mal. Ce logement, on le connaît très vite par coeur, au point d'anticiper le moindre trajet du fauteuil roulant d'Anne. Il est rare qu'une mise en scène produise une telle intimité avec un lieu.
On en ressent d'autant mieux la complexité du rapport à l'extérieur, l'étrangeté intempestive des visiteurs. Ainsi l'ancien élève, devenu illustre, de cette professeur de musique que fut Anne — Alexandre Tharaud, le pianiste, tient le rôle. Le jeune homme est si imprégné de son art, de son succès et de lui-même, si effrayé par la paralysie d'Anne que sa compassion sincère a quelque chose d'obscène. Ainsi la fille unique du couple (Isabelle Huppert) à la fois effondrée et coléreuse, surtout le temps de ses visites semble-t-il, ne pouvant croire que « de nos jours, il n'y ait aucune manière de traiter ça de façon plus efficace ! » — on dirait du Flaubert... Georges ira jusqu'à empêcher la fille de voir la mère alitée, aphasique, méconnaissable : « Rien de tout cela ne mérite d'être montré. »
Et le regard de Haneke, alors, sur cette déchéance galopante du corps et de l'esprit ? Frontal et droit. Sans esquive mais sans cruauté. Il n'y a pas de larmes sur les visages d'Emmanuelle Riva et de Jean-Louis Trintignant, immenses de bout en bout, elle dans une autorité altière bientôt ruinée par la maladie, lui gardant un reste d'humour coupant. L'issue est dévoilée d'emblée par un prologue brutal. Le pacte avec le spectateur est donc clair : accompagner le couple dans le long voyage du jour à la nuit. Comprendre les gestes ultimes et extrêmes comme découlant d'une longue histoire partagée, d'une manière commune d'être au monde.
Pour ceux qui hésiteraient à le voir, Amour n'est pas un enterrement ni une visite de deux heures chez une vieille malade incurable et son mari, mais bien un film (Palme d'or à Cannes). Sous-tendu par le goût de la vie — serait-elle derrière soi — et tendu vers le dehors, qu'Anne et Georges rejoindront finalement comme en rêve. Un film qui, par ses échappées mélomanes et ses gros plans sur les tableaux dans l'appartement, réaffirme aussi la place de l'art, le bonheur d'écouter une musique triste ou de contempler la peinture d'un paysage désolé. Il est permis de prendre plaisir à ce cinéma funeste, de savourer intensément ses ténèbres et d'en sortir heureux. Comme l'a écrit le vieux Hegel : « C'est dans la gravité que l'on trouve le plus de joie. » — Louis Guichard
CONTRE
Quand Ingmar Bergman, jadis, notamment dans Cris et chuchotements, montrait interminablement les hurlements de douleur d'une mourante, il avait un but : fustiger, face à l'importance de chaque vie, l'assourdissant silence de Dieu. Michael Haneke filme, lui aussi, des plaintes et des gémissements, mais, pas un instant, on ne comprend pourquoi. La spiritualité est étrangère à son oeuvre. Et l'indulgence, aussi : exalter les êtres humains jusque dans leurs petitesses pour mieux révéler leur grandeur, ce n'est pas son truc. A quoi peut bien servir alors cet Amour qui en est si dépourvu ? Rappeler aux distraits et aux inconscients qu'avant de s'en aller sous terre nourrir les vers, ils finiront leur vie en bavoir et couche-culotte ? C'est ça, son film ? Cette banalité ? Cette évidence ? Mais tout le monde sait ça, tout le monde le redoute, pas besoin qu'on nous le rappelle avec tant de froideur et d'insensibilité.
Bien sûr que Haneke a du talent : Benny's Video, autrefois, Le Ruban blanc, récemment, l'ont prouvé. Seulement voilà : c'est un sombre. Un sévère (Cioran, à côté, c'est Feydeau). Un moraliste moralisateur, donneur de leçons angoissantes. Ses films, on les suit la peur au ventre, tassé dans son fauteuil, en se demandant, à chaque instant, si on supportera jusqu'au bout son sadisme. Et si oui, pourquoi... En fait, Haneke aurait tout pour égaler Bergman. Il lui manque seulement la compassion, qu'il remplace par de la rigueur. Mais la rigueur comme la sensiblerie, quand elles sont exacerbées, c'est de la pure complaisance. — Pierre Murat
Année : 2012
De : Michael Haneke
Avec : Jean-Louis Trintignant, Emmanuelle Riva, Isabelle Huppert, Alexandre Tharaud, William Shimell, Ramón Agirre, Rita Blanco, Carole Franck, Dinara Droukarova, Laurent Capelluto, Jean-Michel Monroc, Suzanne Schmidt